Chapeaux

Oh! sur le divin boulevard,

Qui de l’univers est la moelle

Et qu’aime le Journal bavard

Que de chapeaux tuyau de poêle!
Devant le soleil, ce doreur,

Sombres comme des Érinnyes,

Ils resplendissent pleins d’horreur,

Ainsi que des bottes vernies.
Fourmillement de noirs tuyaux!

Ils s’en vont jusqu’en Amérique,

On dirait les affreux boyaux

De quelque bête chimérique.
Bien que pour se faire admirer

Ils n’aient aucune fanfreluche,

Un blanc rayon vient se mirer

Dans leurs cylindres en peluche.
En leur pêle-mêle confus,

Ces indécentes colonnades

Par leurs abominables fûts

Déshonorent nos promenades.
Mais quoi! séjour essentiel,

Où sont venus même les Kurdes,

Paris est charmant comme un ciel,

En dépit des chapeaux absurdes.
Là, — produit qui n’est pas trop cher

Quand on connaît le prix des choses, –

Les amantes ont une chair

Liliale, et des bouches roses.
Que de neige en fleur! que de lys!

Et quant aux spectacles féeriques,

Ils sont confiés, chez Salis,

A de bons poëtes lyriques.
Marteler, ciseler, forger

Dans une braise qui s’allume,

Ne jamais se décourager,

Torturer le fer sur l’enclume;
Et dans les clairs métaux sertir

Le diamant et l’améthyste,

Voilà dans la moderne Tyr,

Le sort glorieux de l’artiste.
Puis, comme Ruy Blas, pour garder

En sa mémoire des richesses,

Il se délecte à regarder

Entrer et sortir les duchesses.
Tel est son droit et son devoir!

Et leurs grâces, d’où naît la joie,

Le consolent très bien d’avoir

Contemplé des chapeaux de soie.
Enfin, un jour, vient le printemps,

Paris qui s’attife et respire,

Est plein d’esprits dans l’air flottants,

Comme la forêt de Shakspere.
Les vents mystérieux et doux

Ont éparpillé leurs crinières,

Et nous mettons des chapeaux mous,

Pour aller découvrir Asnières.
Courir comme la nymphe Io

Nous réjouit. Le flot se moire.

Chapeau luisant, chapeau tuyau,

Nous te reléguons dans l’armoire.
Et dans nos arbres pleins de fleurs,

Sous le soleil et les averses,

Les oiseaux chanteurs et siffleurs

Murmurent des choses diverses.
4 février 1890.

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Théodore de Banville Apprenti Poète

Par Théodore de Banville

Etienne Jean Baptiste Claude Théodore Faullain de Banville, né le 14 mars 1823 à Moulins (Allier) et mort le 13 mars 1891 à Paris, est un poète, dramaturge et critique français. Célèbre pour les « Odes funambulesques » et « les Exilés », il est surnommé « le poète du bonheur ».

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Absence, Absence, Absence, ô cruelle divorce

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