Magdalena

J’entrai dernièrement dans une vieille église ;
La nef était déserte, et sur la dalle grise,
Les feux du soir, passant par les vitraux dorés,
Voltigeaient et dansaient, ardemment colorés.
Comme je m’en allais, visitant les chapelles,
Avec tous leurs festons et toutes leurs dentelles,
Dans un coin du jubé j’aperçus un tableau
Représentant un Christ qui me parut très-beau.
On y voyait saint Jean, Madeleine et la Vierge ;
Leurs chairs, d’un ton pareil à la cire de cierge,
Les faisaient ressembler, sur le fond sombre et noir,
A ces fantômes blancs qui se dressent le soir,
Et vont croisant les bras sous leurs draps mortuaires ;
Leurs robes à plis droits, ainsi que des suaires,
S’allongeaient tout d’un jet de leur nuque à leurs pieds ;
Ainsi faits, l’on eût dit qu’ils fussent copiés
Dans le campo-Santo sur quelque fresque antique,
D’un vieux maître Pisan, artiste catholique,
Tant l’on voyait reluire autour de leur beauté,
Le nimbe rayonnant de la mysticité,
Et tant l’on respirait dans leur humble attitude,
Les parfums onctueux de la béatitude.

Sans doute que c’était l’œuvre d’un Allemand,
D’un élève d’Holbein, mort bien obscurément,
A vingt ans, de misère et de mélancolie,
Dans quelque bourg de Flandre, au retour d’Italie ;
Car ses têtes semblaient, avec leur blanche chair,
Un rêve de soleil par une nuit d’hiver.

Je restai bien longtemps dans la même posture,
Pensif, à contempler cette pâle peinture ;
Je regardais le Christ sur son infâme bois,
Pour embrasser le monde, ouvrant les bras en croix ;
Ses pieds meurtris et bleus et ses deux mains clouées,
Ses chairs, par les bourreaux, à coups de fouets trouées,
La blessure livide et béante à son flanc ;
Son front d’ivoire où perle une sueur de sang ;
Son corps blafard, rayé par des lignes vermeilles,
Me faisaient naître au cœur des pitiés nonpareilles,
Et mes yeux débordaient en des ruisseaux de pleurs,
Comme dut en verser la Mère de Douleurs.
Dans l’outremer du ciel les chérubins fidèles,
Se lamentaient en chœur, la face sous leurs ailes,
Et l’un d’eux recueillait, un ciboire à la main,
Le pur-sang de la plaie où boit le genre humain ;
La sainte vierge, au bas, regardait : pauvre mère
Son divin fils en proie à l’agonie amère ;
Madeleine et saint Jean, sous les bras de la croix
Mornes, échevelés, sans soupirs et sans voix,
Plus dégoutants de pleurs qu’après la pluie un arbre,
Étaient debout, pareils à des piliers de marbre.

C’était, certes, un spectacle à faire réfléchir,
Et je sentis mon cou, comme un roseau, fléchir
Sous le vent que faisait l’aile de ma pensée,
Avec le chant du soir, vers le ciel élancée.
Je croisai gravement mes deux bras sur mon sein,
Et je pris mon menton dans le creux de ma main,
Et je me dis : « O Christ ! Tes douleurs sont trop vives ;
Après ton agonie au jardin des Olives,
Il fallait remonter près de ton père, au ciel,
Et nous laisser à nous l’éponge avec le fiel ;
Les clous percent ta chair, et les fleurons d’épines
Entrent profondément dans tes tempes divines.
Tu vas mourir, toi, Dieu, comme un homme. La mort
Recule épouvantée à ce sublime effort ;
Elle a peur de sa proie, elle hésite à la prendre,
Sachant qu’après trois jours il la lui faudra rendre,
Et qu’un ange viendra, qui, radieux et beau,
Lèvera de ses mains la pierre du tombeau ;
Mais tu n’en as pas moins souffert ton agonie,
Adorable victime entre toutes bénie ;
Mais tu n’en a pas moins avec les deux voleurs,
Étendu tes deux bras sur l’arbre de douleurs.

Ô rigoureux destin ! Une pareille vie,
D’une pareille mort si promptement suivie !
Pour tant de maux soufferts, tant d’absinthe et de fiel,
Où donc est le bonheur, le vin doux et le miel ?
La parole d’amour pour compenser l’injure,
Et la bouche qui donne un baiser par blessure ?
Dieu lui-même a besoin quand il est blasphémé,
Pour nous bénir encore de se sentir aimé,
Et tu n’as pas, Jésus, traversé cette terre,
N’ayant jamais pressé sur ton cœur solitaire
Un cœur sincère et pur, et fait ce long chemin
Sans avoir une épaule où reposer ta main,
Sans une âme choisie où répandre avec flamme
Tous les trésors d’amour enfermés dans ton âme.

Ne vous alarmez pas, esprits religieux,
Car l’inspiration descend toujours des cieux,
Et mon ange gardien, quand vint cette pensée,
De son bouclier d’or ne l’a pas repoussée.
C’est l’heure de l’extase où Dieu se laisse voir,
L’Angélus éploré tinte aux cloches du soir ;
Comme aux bras de l’amant, une vierge pâmée,
L’encensoir d’or exhale une haleine embaumée ;
La voix du jour s’éteint, les reflets des vitraux,
Comme des feux follets, passent sur les tombeaux,
Et l’on entend courir, sous les ogives frêles,
Un bruit confus de voix et de battements d’ailes ;
La foi descend des cieux avec l’obscurité ;
L’orgue vibre ; l’écho répond : Eternité !
Et la blanche statue, en sa couche de pierre,
Rapproche ses deux mains et se met en prière.
Comme un captif, brisant les portes du cachot,
L’âme du corps s’échappe et s’élance si haut,
Qu’elle heurte, en son vol, au détour d’un nuage,
L’étoile échevelée et l’archange en voyage ;
Tandis que la raison, avec son pied boiteux,
La regarde d’en-bas se perdre dans les cieux.
C’est à cette heure-là que les divins poètes,
Sentent grandir leur front et deviennent prophètes.

Ô mystère d’amour ! Ô mystère profond !
Abîme inexplicable où l’esprit se confond ;
Qui de nous osera, philosophe ou poète,
Dans cette sombre nuit plonger avant la tête ?
Quelle langue assez haute et quel cœur assez pur,
Pour chanter dignement tout ce poème obscur ?
Qui donc écartera l’aile blanche et dorée,
Dont un ange abritait cette amour ignorée ?
Qui nous dira le nom de cette autre Éloa ?
Et quelle âme, ô Jésus, à t’aimer se voua ?

Murs de Jérusalem, vénérables décombres,
Vous qui les avez vus et couverts de vos ombres,
Ô palmiers du Carmel ! Ô cèdres du Liban !
Apprenez-nous qui donc il aimait mieux que Jean ?
Si vos troncs vermoulus et si vos tours minées,
Dans leur écho fidèle, ont, depuis tant d’années,
Parmi les souvenirs des choses d’autrefois,
Conservé leur mémoire et le son de leur voix ;
Parlez et dites-nous, ô forêts ! ô ruines !
Tout ce que vous savez de ces amours divines !
Dites quels purs éclairs dans leurs yeux reluisaient,
Et quels soupirs ardents de leurs cœurs s’élançaient !
Et toi, Jourdain, réponds, sous les berceaux de palmes,
Quand la lune trempait ses pieds dans tes eaux calmes,
Et que le ciel semait sa face de plus d’yeux,
Que n’en traîne après lui le paon tout radieux ;
Ne les as-tu pas vus sur les fleurs et les mousses,
Glisser en se parlant avec des voix plus douces
Que les roucoulements des colombes de mai,
Que le premier aveu de celle que j’aimai ;
Et dans un pur baiser, symbole du mystère,
Unir la terre au ciel et le ciel à la terre.

Les échos sont muets, et le flot du Jourdain
Murmure sans répondre et passe avec dédain ;
Les morts de Josaphat, troublés dans leur silence,
Se tournent sur leur couche, et le vent frais balance
Au milieu des parfums dans les bras du palmier,
Le chant du rossignol et le nid du ramier.

Frère, mais voyez donc comme la Madeleine
Laisse sur son col blanc couler à flots d’ébène
Ses longs cheveux en pleurs, et comme ses beaux yeux,
Mélancoliquement, se tournent vers les cieux !
Qu’elle est belle ! Jamais, depuis Ève la blonde,
Une telle beauté n’apparut sur le monde ;
Son front est si charmant, son regard est si doux,
Que l’ange qui la garde, amoureux et jaloux,
Quand le désir craintif rôde et s’approche d’elle,
Fait luire son épée et le chasse à coups d’aile.

Ô pâle fleur d’amour éclose au paradis !
Qui répands tes parfums dans nos déserts maudits,
Comment donc as-tu fait, ô fleur ! Pour qu’il te reste
Une couleur si fraîche, une odeur si céleste ?
Comment donc as-tu fait, pauvre sœur du ramier,
Pour te conserver pure au cœur de ce bourbier ?
Quel miracle du ciel, sainte prostituée,
Que ton cœur, cette mer, si souvent remuée,
Des coquilles du bord et du limon impur,
N’ait pas, dans l’ouragan, souillé ses flots d’azur,
Et qu’on ait toujours vu sous leur manteau limpide,
La perle blanche au fond de ton âme candide !
C’est que tout cœur aimant est réhabilité,
Qu’il vous vient une autre âme et que la pureté
Qui remontait au ciel redescend et l’embrasse,
comme à sa sœur coupable une sœur qui fait grâce ;
C’est qu’aimer c’est pleurer, c’est croire, c’est prier ;
C’est que l’amour est saint et peut tout expier.

Mon grand peintre ignoré, sans en savoir les causes,
Dans ton sublime instinct tu comprenais ces choses,
Tu fis de ses yeux noirs ruisseler plus de pleurs ;
Tu gonflas son beau sein de plus hautes douleurs ;
La voyant si coupable et prenant pitié d’elle,
Pour qu’on lui pardonnât, tu l’as faite plus belle,
Et ton pinceau pieux, sur le divin contour,
A promené longtemps ses baisers pleins d’amour ;
Elle est plus belle encore que la vierge Marie,
Et le prêtre, à genoux, qui soupire et qui prie,
Dans sa pieuse extase, hésite entre les deux,
Et ne sait pas laquelle est la reine des cieux.

Ô sainte pécheresse ! Ô grande repentante !
Madeleine, c’est toi que j’eusse pour amante
Dans mes rêves choisie, et toute la beauté,
Tout le rayonnement de la virginité,
Montrant sur son front blanc la blancheur de son âme,
Ne sauraient m’émouvoir, ô femme vraiment femme,
Comme font tes soupirs et les pleurs de tes yeux,
Ineffable rosée à faire envie aux cieux !
Jamais lis de Saron, divine courtisane,
Mirant aux eaux des lacs sa robe diaphane,
N’eut un plus pur éclat ni de plus doux parfums ;
Ton beau front inondé de tes longs cheveux bruns,
Laisse voir, au travers de ta peau transparente,
Le rêve de ton âme et ta pensée errante,
Comme un globe d’albâtre éclairé par dedans !
Ton œil est un foyer dont les rayons ardents
Sous la cendre des cœurs ressuscitent les flammes ;
O la plus amoureuse entre toutes les femmes !
Les séraphins du ciel à peine ont dans le cœur,
Plus d’extase divine et de sainte langueur ;
Et tu pourrais couvrir de ton amour profonde,
Comme d’un manteau d’or la nudité du monde !
Toi seule sais aimer, comme il faut qu’il le soit,
Celui qui t’a marquée au front avec le doigt,
Celui dont tu baignais les pieds de myrrhe pure,
Et qui pour s’essuyer avait ta chevelure ;
Celui qui t’apparut au jardin, pâle encore
D’avoir dormi sa nuit dans le lit de la mort ;
Et, pour te consoler, voulut que la première
Tu le visses rempli de gloire et de lumière.

En faisant ce tableau, Raphaël inconnu,
N’est-ce pas ? Ce penser comme à moi t’est venu,
Et que ta rêverie a sondé ce mystère,
Que je voudrais pouvoir à la fois dire et taire ?
Ô poètes ! Allez prier à cet autel,
A l’heure où le jour baisse, à l’instant solennel,
Quand d’un brouillard d’encens la nef est toute pleine.
Regardez le Jésus et puis la Madeleine ;
Plongez-vous dans votre âme et rêvez au doux bruit
Que font en s’éployant les ailes de la nuit ;
Peut-être un chérubin détaché de la toile,
A vos yeux, un moment, soulèvera le voile,
Et dans un long soupir l’orgue murmurera
L’ineffable secret que ma bouche taira.

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Théophile Gautier Apprenti Poète

Par Théophile Gautier

Théophile Gautier, né à Tarbes le 30 août 1811 et mort à Neuilly-sur-Seine le 23 octobre 1872, est un poète, romancier et critique d'art français. Né à Tarbes, Théophile Gautier est cependant parisien depuis sa plus jeune enfance.

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