La Pythie

A Pierre Louys.
Hoec effata silet; pallor simul occupat ora.

Virgile, AEn, IV.
La Pythie, exhalant la flamme

De naseaux durcis par l’encens,

Haletante, ivre, hurle!… l’âme

Affreuse, et les flancs mugissants!

Pâle, profondément mordue,

Et la prunelle suspendue

Au point le plus haut de l’horreur,

Le regard qui manque à son masque

S’arrache vivant à la vasque,

À la fumée, à la fureur!
Sur le mur, son ombre démente

Où domine un démon majeur,

Parmi l’odorante tourmente

Prodigue un fantôme nageur,

De qui la transe colossale,

Rompant les aplombs de la salle,

Si la folle tarde à hennir,

Mime de noirs enthousiasmes,

Hâte les dieux, presse les spasmes

De s’achever dans l’avenir!
Cette martyre en sueurs froides,

Ses doigts sur mes doigts se crispant,

Vocifère entre les ruades

D’un trépied qu’étrangle un serpent:

-Ah! maudite!.. Quels maux je souffre!

Toute ma nature est un gouffre!

Hélas! Entr’ouverte aux esprits,

J’ai perdu mon propre mystère!…

Une Intelligence adultère

Exerce un corps qu’elle a compris!
Don cruel! Maître immonde, cesse

Vite, vite, ô divin ferment,

De feindre une vaine grossesse

Dans ce pur ventre sans amant!

Fais finir cette horrible scène!

Vois de tout mon corps l’arc obscène

Tendre à se rompre pour darder,

Comme son trait le plus infâme,

Implacablement au ciel l’âme

Que mon sein ne peut plus garder!
Qui me parle, à ma place même?

Quel écho me répond: Tu mens!

Qui m’illumine?… Qui blasphème?

Et qui, de ces mots écumants,

Dont les éclats hachent ma langue,

La fait brandir une harangue

Brisant la bave et les cheveux

Que mâche et trame le désordre

D’une bouche qui veut se mordre

Et se reprendre ses aveux?
Dieu! Je ne me connais de crime

Que d’avoir à peine vécu!…

Mais si tu me prends pour victime

Et sur l’autel d’un corps vaincu

Si tu courbes un monstre, tue

Ce monstre, et la bête abattue,

Le col tranché, le chef produit

Par les crins qui tirent les tempes,

Que cette plus pâle des lampes

Saisisse de marbre la nuit!
Alors, par cette vagabonde

Morte, errante, et lune à jamais,

Soit l’eau des mers surprise, et l’onde

Astreinte à d’éternels sommets!

Que soient les humains faits statues,

Les coeurs figés, les âmes tues,

Et par les glaces de mon oeil,

Puisse un peuple de leurs paroles

Durcir en un peuple d’idoles

Muet de sottise et d’orgueil!
Eh! Quoi!… Devenir la vipère

Dont tout le ressort de frissons

Surprend la chair que désespère

Sa multitude de tronçons!…

Reprendre une lutte insensée!…

Tourne donc plutôt ta pensée

Vers la joie enfuie, et reviens,

Ô mémoire, à cette magie

Qui ne tirait son énergie

D’autres arcanes que des tiens!
Mon cher corps… Forme préférée,

Fraîcheur par qui ne fut jamais

Aphrodite désaltérée,

Intacte nuit, tendres sommets,

Et vos partages indicibles

D’une argile en îles sensibles,

Douce matière de mon sort,

Quelle alliance nous vécûmes,

Avant que le don des écumes

Ait fait de toi ce corps de mort!
Toi, mon épaule, où l’or se joue

D’une fontaine de noirceur,

J’aimais de te joindre ma joue

Fondue à sa même douceur!…

Ou, soulevés à mes narines,

Les mains pleines de seins vivants,

Entre mes bras aux belles anses

Mon abîme a bu les immenses

Profondeurs qu’apportent les vents!
Hélas! ô roses, toute lyre

Contient la modulation!

Un soir, de mon triste délire

Parut la constellation!

Le temple se change dans l’antre,

Et l’ouragan des songes entre

Au même ciel qui fut si beau!

Il faut gémir, il faut atteindre

Je ne sais quelle extase, et ceindre

Ma chevelure d’un lambeau!
Ils m’ont connue aux bleus stigmates

Apparus sur ma pauvre peau;

Ils m’assoupirent d’aromates

Laineux et doux comme un troupeau;

Ils ont, pour vivant amulette,

Touché ma gorge qui halète

Sous les ornements vipérins;

Étourdie, ivre d’empyreumes,

Ils m’ont, au murmure des neumes,

Rendu des honneurs souterrains.
Qu’ai-je donc fait qui me condamne

Pure, à ces rites odieux?

Une sombre carcasse d’âne

Eût bien servi de ruche aux dieux!

Mais une vierge consacrée,

Une conque neuve et nacrée

Ne doit à la divinité

Que sacrifice et que silence,

Et cette intime violence

Que se fait la virginité!
Pourquoi, Puissance Créatrice,

Auteur du mystère animal,

Dans cette vierge pour matrice,

Semer les merveilles du mal!

Sont-ce les dons que tu m’accordes?

Crois-tu, quand se brisent les cordes,

Que le son jaillisse plus beau?

Ton plectre a frappé sur mon torse,

Mais tu ne lui laisses la force

Que de sonner comme un tombeau!
Sois clémente, sois sans oracles!

Et de tes merveilleuses mains,

Change en caresses les miracles,

Retiens les présents surhumains!

C’est en vain que tu communiques

À nos faibles tiges, d’uniques

Commotions de ta splendeur!

L’eau tranquille est plus transparente

Que toute tempête parente

D’une confuse profondeur!
Va, la lumière la divine

N’est pas l’épouvantable éclair

Qui nous devance et nous devine

Comme un songe cruel et clair!

Il éclate!… Il va nous instruire!…

Non!… La solitude vient luire

Dans la plaie immense des airs

Où nulle pâle architecture,

Mais la déchirante rupture

Nous imprime de purs déserts!
N’allez donc, mains universelles,

Tirer de mon front orageux

Quelques suprêmes étincelles!

Les hasards font les mêmes jeux!

Le passé, l’avenir sont frères

Et par leurs visages contraire

Une seule tête pâlit

De ne voir où qu’elle regarde

Qu’une même absence hagarde

D’îles plus belles que l’oubli.
Noirs témoins de tant de lumières

Ne cherchez plus… Pleurez, mes yeux!

Ô pleurs dont les sources premières

Sont trop profondes dans les cieux!…

Jamais plus amère demande!…

Mais la prunelle la plus grande

De ténèbres se doit nourrir!…

Tenant notre race atterrée,

La distance désespérée

Nous laisse le temps de mourir!
Entends, mon âme, entends ces fleuves!

Quelles cavernes sont ici?

Est-ce mon sang?… Sont-ce les neuves

Rumeurs des ondes sans merci?

Mes secrets sonnent leurs aurores!

Tristes airains, tempes sonores,

Que dites-vous de l’avenir!

Frappez, frappez, dans une roche,

Abattez l’heure la plus proche…

Mes deux natures vont s’unir!
Ô formidablement gravie,

Et sur d’effrayants échelons,

Je sens dans l’arbre de ma vie

La mort monter de mes talons!

Le long de ma ligne frileuse

Le doigt mouillé de la fileuse

Trace une atroce volonté!

Et par sanglots grimpe la crise

Jusque dans ma nuque où se brise

Une cime de volupté!
Ah! brise les portes vivantes!

Fais craquer les vains scellements

Épais troupeau des épouvantes,

Hérissé d’étincellements!

Surgis des étables funèbres

Où te nourrissaient mes ténèbres

De leur fabuleuse foison!

Bondis, de rêves trop repue,

Ô horde épineuse et crépue,

Et viens fumer dans l’or, Toison!
*
Telle, toujours plus tourmentée,

Déraisonne, râle et rugit

La prophétesse fomentée

Par les souffles de l’or rougi.

Mais enfin le ciel se déclare!

L’oreille du pontife hilare

S’aventure vers le futur:

Une attente sainte la penche,

Car une voix nouvelle et blanche

Échappe de ce corps impur.
*
Honneur des Hommes, Saint LANGAGE,

Discours prophétique et paré,

Belles chaînes en qui s’engage

Le dieu dans la chair égaré,

Illumination, largesse!

Voici parler une Sagesse

Et sonner cette auguste Voix

Qui se connaît quand elle sonne

N’être plus la voix de personne

Tant que des ondes et des bois!

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Paul Valéry Apprenti Poète

Par Paul Valéry

Paul Valéry est un écrivain, poète et philosophe français, né le 30 octobre 1871 à Sète et mort le 20 juillet 1945 à Paris.

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enzo
enzo
Invité

J’adore très original !

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