Fleur

Triste comme le prince Hamlet,

Guy cria d’une façon nette:

Je vois notre avenir en laid.

Qu’elle est vieille, notre planète!
On y cherchera vainement

Dans peu de temps la bête fauve,

Et ce fatal événement

Se produit: elle devient chauve.
Pour plaire à nos petits-neveux,

Étant sans feuillage et sans marbres,

Comme on se met de faux cheveux

Elle se mettra de faux arbres.
Depuis le roi du ciel, Indra,

Tous les volcans, souffrant d’un asthme,

Toussent leurs poumons; il faudra

Qu’on leur mette un grand cataplasme.
Se glaçant, par un triste jeu,

Des extrémités jusqu’au centre,

La pauvre Terre, au lieu de feu

A de la neige dans le ventre.
Et c’est là son moindre défaut.

Depuis que le pic la farfouille

Elle est vidée, ou peu s’en faut,

On n’aura bientôt plus de houille.
Quant à l’homme, drôle de corps!

Jusqu’à ce que la mort s’en suive

Il doit écouter les accords

Des Huguenots et de la Juive.
Et tant de malheureux ont faim!

Le ciel est froid, la neige est dure,

Par l’hiver qui n’a pas de fin.

Oh! la bise dans la froidure!
Engin cruel, affreux joyau

Que la Démence voit en songe,

En abominable tuyau

Le sombre acier de Krupp s’allonge.
Et les belles Illusions,

Engouffrant leurs comiques robes

Dans le ciel plein de visions,

Laissent l’homme en proie aux microbes.
On va sans espoir et sans but

Dans cette ombre mal habitée.

Il est temps qu’on mette au rebut

La planète désorbitée.
Tel Guy, sans pitié, ni merci,

Injuriait l’astre morose.

Mais comme il s’écriait ainsi,

Vint à passer la jeune Rose.
Douce, autour d’elle ruisselait

Comme une lumière inconnue.

Elle a seize ans tout juste, elle est

Folâtre, naïve, ingénue.
Pétrie avec un peu d’azur

Ainsi qu’un Ange, elle est de celles

Dont on admire le front pur.

Ses yeux d’or sont pleins d’étincelles.
Pareille au gai matin vermeil,

Elle est enfantine et superbe

Et, sous un rayon de soleil,

Semble un grand lys, fleuri dans l’herbe.
Regardant cette floraison,

Je dis à Guy, l’âme ravie;

Mon ami, vous avez raison,

Elle est monotone, la vie.
Paris, que le songe berçait,

Comme Ecbatane et comme Tarse,

Rentre au néant tragique, et c’est

Toujours la même vieille farce.
Partout c’est — on n’en sort jamais –

L’orgie écoeurante ou le jeûne,

Et la planète est vieille, mais

Comme la jeune fille est jeune!
23 décembre 1890.

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Théodore de Banville Apprenti Poète

Par Théodore de Banville

Etienne Jean Baptiste Claude Théodore Faullain de Banville, né le 14 mars 1823 à Moulins (Allier) et mort le 13 mars 1891 à Paris, est un poète, dramaturge et critique français. Célèbre pour les « Odes funambulesques » et « les Exilés », il est surnommé « le poète du bonheur ».

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