Noce

La nuit meurt. C’est bientôt l’heure

Frissonnante du matin,

Où dans les bois le vent pleure,

Doux et parfumé de thym.
Des soupeurs, faisant la guerre

A leur vieil ennui bavard,

S’ébattent dans un vulgaire

Cabaret du boulevard.
Et ces pâles noctambules

Montrent des visages blancs

Comme ceux des funambules

Avec leurs toupets tremblants.
Ils traitent des cocodettes

Pour qui ces plaisirs sont nuls,

Et qui songent à leurs dettes

Avec de profonds calculs.
Elles font de tristes moues

Sous de riantes couleurs,

Car les pastels de leurs joues

Sont comme un bouquet de fleurs.
C’est la fête qu’elles donnent

A leurs amants éblouis,

Et tout bas elles fredonnent

L’hypothèse des louis.
Leur fard éclatant rougeoie,

Et cependant, les soupeurs,

Sans désir comme sans joie,

Plus graves que des sapeurs,
Dans le bleu salon morose

Où leur ennui se tient coi,

Boivent du champagne rose,

En baisant n’importe quoi.
Des écrevisses farouches

Forment le fond du repas.

Elles emportent les bouches

Et ne les rapportent pas.
Et l’on mange aussi des pickles

D’un prodigieux élan,

Où l’on peut voir, sans besicles,

Tous les monstres de Ceylan.
Sous le gaz jaune qui flambe,

Grande comme une Pallas,

Emma laisse voir sa jambe

Que l’on a tant vue, hélas!
Séraphine devient tendre;

Et Lise, dans un dessein

Qu’il est aisé de comprendre,

Montre les lys d’un beau sein.
Telle Cypris dans sa conque. –

Puis, comme il faut accoucher

D’un vieux dénoûment quelconque,

Tous vont aller se coucher.
Non sans un peu d’amertume,

Chacun ayant fait ses frais,

Ils sortent sur le bitume,

Caressés par le vent frais.
Avec les vains simulacres

De s’être bien amusés,

Les voilà prenant des fiacres

Vieux et jusqu’à l’âme usés.
Redoutant le dieu féroce

Que désigne un arc vermeil,

Ils s’en vont, gens de la noce,

A l’heure où vient le Soleil.
Ils vont dormir, sous les toiles,

Un sommeil essentiel,

Car les dernières étoiles

Pâlissent au fond du ciel.
6 août 1889.

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