A Eugène Delacroix

Strophes dites par Mounet-Sully

Pour l’inauguration du monument élevé à Eugène Delacroix
O Delacroix! songeur, poëte, âme, génie!

Magicien vibrant d’orgueil et de courroux,

Calme, fier, évoqué de la nuit infinie,

Peintre de l’idéal, te voici devant nous!
Tes mains ont loin de toi rejeté le suaire,

Et toi, le conquérant, jadis persécuté,

Grâce à la piété du hardi statuaire,

Te voici, tu renais pour l’immortalité.
Terre et cieux, tu prends tout dans ton vaste domaine,

Et si la clarté brille en ton oeil enchanté,

C’est que tu te donnas à la souffrance humaine.

Le poëme divin, c’est toi qui l’as chanté.
Massacres, guerre, amour, fragilité, démence,

Tu peignis tout, le sang pourpré comme les fleurs,

Et l’enfer et l’azur, et dans ton oeuvre immense

L’héroïque Pitié lave tout de ses pleurs!
Ah! l’avenir, le grand avenir magnanime,

Est pour celui qui porte une plaie à son flanc

Et qui ne peut pas voir un condamné sublime

Sans laver ce martyr avec son propre sang.
Il vivra, celui-là qui jette, comme Orphée,

Une plainte que rien ne saurait apaiser,

Et qui, domptant d’abord sa colère étouffée,

Pose sur chaque plaie un fraternel baiser.
O peintre! la couleur sereine est une lyre;

Elle dit le triomphe à l’aurore pareil,

Et l’épopée au glaive ardent, et le délire

Du beau qui resplendit comme un rouge soleil.
O Delacroix! parmi les pages qu’illumine

Ton âme, il en est une où, furieux encor,

Apollon, clair vainqueur de la nuit, extermine

Les monstres des marais avec ses flèches d’or.
Haine, ignorance, erreur, tous les bourreaux de l’âme,

Les mensonges avec les trahisons rampants,

Le dieu tue et détruit, s’envolant dans la flamme,

Tout ce tas de crapauds hideux et de serpents.
Ce dieu, c’est toi, vivant dans la clarté première,

Chassant l’obscurité détestable qui nuit,

O toi qui t’enivras de la pure lumière

Et qui n’eus jamais d’autre ennemi que la nuit.
Mais tu peignis aussi, pur en ses chastes lignes,

Caressé par la brise et par le doux écho,

Un jardin où parmi les lauriers et les cygnes

Retentissent les vers d’Homère et de Sapho.
C’est là que, maintenant, rassasié de gloire,

Tu contemples, superbe et d’un regard vainqueur,

Les bosquets verdoyants et le temple d’ivoire

A côté de Hugo, cet Eschyle au grand coeur.
Le statuaire, en qui l’espérance tressaille,

A modelé pour nous ce beau front sérieux,

Ta lèvre au pli songeur, tes cheveux en broussaille,

Et sous tes fiers sourcils tes yeux mystérieux.
Et nous te saluons d’une ardente louange,

O toi qui fus émus, grand homme, et qui pleuras,

O traducteur du verbe égal à Michel-Ange,

Qui pris le feu du ciel et qui t’en emparas!
Maintenant que ton oeuvre austère et magnifique

Brille dans la lumière et l’éblouissement,

Et que, dans la verdure et l’ombre pacifique,

Un flot mélodieux baigne ton monument,
Notre Apelle triomphe ainsi que notre Homère,

Et, tressant pour ton front des lauriers toujours verts,

Cette fille d’Hellas, ta nourrice et ta mère,

La France avec orgueil te donne à l’univers.
5 octobre 1890.

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Théodore de Banville Apprenti Poète

Par Théodore de Banville

Etienne Jean Baptiste Claude Théodore Faullain de Banville, né le 14 mars 1823 à Moulins (Allier) et mort le 13 mars 1891 à Paris, est un poète, dramaturge et critique français. Célèbre pour les « Odes funambulesques » et « les Exilés », il est surnommé « le poète du bonheur ».

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Elle dort dans l’ombre des branches

Ce n’est le fleuve tusque au superbe rivage