La maison du berger (II)

Poésie ! ô trésor ! perle de la pensée !
Les tumultes du coeur, comme ceux de la mer,
Ne sauraient empêcher ta robe nuancée
D’amasser les couleurs qui doivent te former.
Mais sitôt qu’il te voit briller sur un front mâle,
Troublé de ta lueur mystérieuse et pâle,
Le vulgaire effrayé commence à blasphémer.

Le pur enthousiasme est craint des faibles âmes
Qui ne sauraient porter son ardeur ni son poids.
Pourquoi le fuir ? La vie est double dans les flammes.
D’autres flambeaux divins nous brûlent quelquefois :
C’est le Soleil du ciel, c’est l’amour, c’est la Vie ;
Mais qui de les éteindre a jamais eu l’envie ?
Tout en les maudissant, on les chérit tous trois.
La Muse a mérité les insolents sourires
Et les soupçons moqueurs qu’éveille son aspect.
Dès que son oeil chercha le regard des Satyres,
Sa parole trembla, son serment fut suspect,
Il lui fut interdit d’enseigner la Sagesse.
Au passant du chemin elle criait : Largesse !
Le passant lui donna sans crainte et sans respect.

Ah ! Fille sans pudeur ! Fille du Saint Orphée,
Que n’astu conservé ta belle gravité !
Tu n’irais pas ainsi, d’une voix étouffée,
Chanter aux carrefours impurs de la cité,
Tu n’aurais pas collé sur le coin de ta bouche
Le coquet madrigal, piquant comme une mouche,
Et, près de ton oeil bleu, l’équivoque effronté.

Tu tombas dès l’enfance, et, dans la folle Grèce,
Un vieillard, t’enivrant de son baiser jaloux,
Releva le premier ta robe de prêtresse,
Et, parmi les garçons, t’assit sur ses genoux.
De ce baiser mordant ton front porte la trace ;
Tu chantas en buvant dans les banquets d’Horace,
Et Voltaire à la cour te traîna devant nous.

Vestale aux feux éteints ! les hommes les plus graves
Ne posent qu’à demi ta couronne à leur front ;
Ils se croient arrêtés, marchant dans tes entraves,
Et n’être que poète est pour eux un affront.
Ils jettent leurs pensers aux vents de la tribune,
Et ces vents, aveuglés comme l’est la Fortune,
Les rouleront comme elle et les emporteront.

Ils sont fiers et hautains dans leur fausse attitude ;
Mais le sol tremble aux pieds de ces tribuns romains.
Leurs discours passagers flattent avec étude
La foule qui les presse et qui leur bat des mains
Toujours renouvelé sous ses étroits portiques,
Ce parterre ne jette aux acteurs politiques
Que des fleurs sans parfums, souvent sans lendemains.

Ils ont pour horizon leur salle de spectacle ;
La chambre où ces élus donnent leurs faux combats
Jette en vain, dans son temple, un incertain oracle,
Le peuple entend de loin le bruit de leurs débats
Mais il regarde encor le jeu des assemblées
De l’oeil dont ses enfants et ses femmes troublées
Voient le terrible essai des vapeurs aux cent bras.

L’ombrageux paysan gronde à voir qu’on dételle,
Et que pour le scrutin on quitte le labour.
Cependant le dédain de la chose immortelle
Tient jusqu’au fond du coeur quelque avocat d’un jour.
Lui qui doute de l’âme, il croit à ses paroles.
Poésie, il se rit de tes graves symboles.
Ô toi des vrais penseurs impérissable amour !

Comment se garderaient les profondes pensées
Sans rassembler leurs feux dans ton diamant pur
Qui conserve si bien leurs splendeurs condensées ?
Ce fin miroir solide, étincelant et dur ;
Reste des nations mortes, durable pierre ;
Qu’on trouve sous ses pieds lorsque dans la poussière
On cherche les cités sans en voir un seul mur.

Diamant sans rival, que tes feux illuminent
Les pas lents et tardifs de l’humaine raison !
Il faut, pour voir de loin les Peuples qui cheminent,
Que le Berger t’enchâsse au toit de sa Maison.
Le jour n’est pas levé. Nous en sommes encore
Au premier rayon blanc qui précède l’aurore
Et dessine la terre aux bords de l’horizon.

Les peuples tout enfants à peine se découvrent
Pardessus les buissons nés pendant leur sommeil,
Et leur main, à travers les ronces qu’ils entr’ouvrent,
Met aux coups mutuels le premier appareil.
La barbarie encor tient nos pieds dans sa gaîne.
Le marbre des vieux temps jusqu’aux reins nous enchaîne,
Et tout homme énergique au dieu Terme est pareil.

Mais notre esprit rapide en mouvements abonde,
Ouvrons tout l’arsenal de ses puissants ressorts.
L’invisible est réel. Les âmes ont leur monde
Où sont accumulés d’impalpables trésors.
Le Seigneur contient tout dans m deux bras immenses,
Son Verbe est le séjour de nos intelligences,
Comme icibas l’espace est celui de nos corps.

Les Destinées

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Alfred de Vigny Apprenti Poète

Par Alfred de Vigny

Alfred Victor de Vigny, ou comte de Vigny, né le 27 mars 1797 à Loches et mort le 17 septembre 1863 à Paris 8ᵉ, est un écrivain, romancier, dramaturge et poète français. Figure influente du romantisme, il écrit parallèlement à une carrière militaire entamée en 1814 et publie ses premiers poèmes en 1822.

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