Le siècle

Antoine de Latour
par Antoine de Latour
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A une femme poète.

I

Vos lèvres ont un chant pur et grave comme elles…
Il atteint donc aussi les jeunes et les belles
Ce glaive de tristesse et d’intime douleur
Qui frappe, de nos jours, les plus fermes au cœur !
La femme a retrouvé son instinct prophétique ;
Fixant sur l’avenir un œil mélancolique,
Elle sonde, elle aussi, ce terrible avenir,
Et jusqu’en son bonheur se surprend à gémir.
Belle naguère encore de son insouciance,
Comme nous maintenant, elle écoute en silence,
Et tremble aussi de voir avec ses matelots
Le navire vivant s’abîmer sous les flots.
Quelque chose lui dit que cette vieille terre,
Impuissante et glacée, achève sa carrière,
Et que dans ses rumeurs qui de tous les chemins
S’élèvent tristement sur les pas des humains
Un monde qui se brise exhale son génie,
Et par toutes les voix chante son agonie.
Les peuples savent bien qu’un monde va périr,
Et que leur tâche à tous est de l’ensevelir ;
Mais leurs yeux sont fermés, et, dans la nuit profonde,
Leur aveugle terreur mène ce deuil d’un monde.
Le poète lui seul, en ce désert mouvant,
A compris le simoun qui s’avance en grondant,
Et quand la caravane, un moment incrédule,
Se couche, et mord d’effroi le sable qui la brûle,
Lui seul vers l’horizon lève des yeux sereins,
Lui seul crie au fléau : Je sais de qui tu viens.
Oh ! j’ai pitié de moi, quand je viens à me dire
Qu’en de vaines langueurs laissant tomber la lyre,
Quand tout souffre et se meurt de ce doute profond
Qui creuse dans le siècle un abîme sans fond,
J’ai prodigué parfois aux genoux d’une femme
Des chants qu’un monde entier réclamait de mon âme,
Et poussé sans remords un cri de cet amour
Que l’on dit éternel, éternité d’un jour !
Trêve donc une fois à ces molles souffrances !
Lorsque prête à franchir ses rivages immenses,
La mer lance déjà, par-delà monts et bois,
Aux portes des cités sa menaçante voix,
Lorsque s’interrogeant dans leur funèbre attente
Les générations se lèvent d’épouvante,
Convient-il qu’en tombant dans son obscur vallon,
La fleur de l’amandier maudisse l’aquilon ?

II

Ainsi, plein de notre âge et de ses destinées,
Je voyais se hâter le déclin des années,
Semblable, en ma pensée, au pauvre pèlerin
Qui, faute d’un peu d’eau, tombe et meurt en chemin.
Le monde allait finir, faute d’une parole,
Et de mes humbles chants je lui portais l’obole ;
Insensé que j’étais ! un homme peut mourir ;
Le cèdre que les monts ont vu naître et grandir,
Tombe, et sous ses débris ébranle au loin la terre ;
Le temple révéré qui, sous son toit de pierre,
Tient captive ici-bas l’immensité d’un Dieu,
Au gré d’un faible enfant dévoré par le feu,
S’efface, et par les vents sa cendre dispersée
Reporte vers le ciel l’éternelle pensée ;
Vésuve qui bouillonne en ses flancs tourmentés
Dans les plis de sa lave étouffe des cités ;
Le sol tremble, et soudain dans une nuit béante
S’ouvre pour tout un peuple une tombe vivante ;
Tout cela peut mourir : mais à l’humanité
Dieu fit les jours plus longs, et lui seul a compté.
Nul à l’humanité ne marquera son heure ;
Rien n’y peut ; elle va, que sa voix chante ou pleure,
Elle va, dans les pleurs ou les chants tour à tour,
Elle accomplit sans fin l’œuvre de chaque jour ;
Tantôt, comme un coursier qui fléchit sous son maître
Qui se plaint que le but est trop lent à paraître,
Et dont le pas plus sourd retentit faiblement,
Tant son pied dans le sable entre profondément,
Elle avance’ avec peine, et sa marche est pesante ;
Tantôt elle s’élance, et de sa bouche ardente
Elle sème, en courant, sur les mortels sillons
Des mots qui vont germer en sanglantes moissons.
Mais ce ne sont pas là des signes d’agonie ;
C’est que dans ses douleurs saintement rajeunie,
Elle va rattacher, d’un bras ferme et puissant,
Une palme nouvelle à son front renaissant.
J’en jure par le Christ ! Sa parole féconde
Comme une aile de feu couvrit un jour le monde,
Et d’un autre néant, à l’appel de sa voix,
L’humanité sortit une seconde fois !

Antoine de Latour

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