La fille de Jephté

Voilà ce qu’ont chanté les filles d’Israël,
Et leurs pleurs ont coulé sur l’herbe du Carmel :

Jephté de Galaad a ravagé trois villes ;
Abel ! la flamme a lui sur tes vignes fertiles !
Aroër sous la cendre éteignit ses chansons,
Et Mennith s’est assise en pleurant ses moissons !

Tous les guerriers d’Ammon sont détruits, et leur terre
Du Seigneur notre Dieu reste la tributaire.
Israël est vainqueur, et par ses cris perçants
Reconnaît du TrèsHaut les secours toutpuissants.

A l’hymne universel que le désert répète
Se mêle en longs éclats le son de la trompette
Et l’armée, en marchant vers les tours de Maspha,
Leur raconte de loin que Jephté triompha.

Le peuple tout entier tressaille de la fête.
Mais le sombre vainqueur marche en baissant la tête ;
Sourd à ce bruit de gloire, et seul, silencieux
Tout à coup il s’arrête, il a fermé ses yeux.

Il a fermé ses yeux, car au loin, de la ville,
Les vierges, en chantant, d’un pas lent et tranquille,
Venaient ; il entrevoit le choeur religieux,
C’est pourquoi, plein de crainte, il a fermé ses yeux.

Il entend le concert qui s’approche et l’honore :
La harpe harmonieuse et le tambour sonore,
Et la lyre aux dix voix, et le kinnor léger,
Et les sons argentins du nebel étranger,

Puis, de plus près, les chants, leurs paroles pieuses,
Et les pas mesurés en des danses joyeuses,
Et, par des bruits flatteurs, les mains frappant les mains,
Et de rameaux fleuris parfumant les chemins.

Ses genoux ont tremblé sous le poids de ses armes ;
Sa paupière s’entr’ouvre à ses premières larmes
C’est que, parmi les voix, le père a reconnu
La voix la plus aimée à ce chant ingénu :

‘ O vierges d’Israël ! ma couronne s’apprête
‘ La première à parer les cheveux de sa tête ;
‘ C’est mon père, et jamais un autre enfant que moi
‘ N’augmenta la famille heureuse sous sa loi. ‘

Et ses bras à Jephté donnés avec tendresse,
Suspendant à son col leur pieuse caresse :
‘ Mon père, embrassezmoi ! D’où naissent vos retards ?
‘ Je ne vois que vos pleurs et non pas vos regards.

‘ Je n’ai point oublié l’encens du sacrifice :
‘ J’offrais pour vous hier la naissante génisse.
‘ Qui peut vous affliger ? Le Seigneur n’atil pas
‘ Renversé les cités au seul bruit de vos pas ? ‘

‘ C’est vous, hélas ! c’est vous, ma fille bienaimée ? ‘
Dit le père en rouvrant sa paupière enflammée ;
‘ Fautil que ce soit vous ! ô douleur des douleurs !
‘ Que vos embrassements feront couler de pleurs !

‘ Seigneur, vous êtes bien le Dieu de la vengeance :
‘ En échange du crime il vous faut l’innocence.
‘ C’est la vapeur du sang qui plaît au Dieu jaloux !
‘ Je lui dois une hostie, ô ma fille ! et c’est vous ! ‘

‘ Moi ! ‘ ditelle. Et ses yeux se remplirent de larmes.
Elle était jeune et belle, et la vie a des charmes.
Puis elle répondit : ‘ Oh ! si votre serment
‘ Dispose de mes jours, permettez seulement

‘ Qu’emmenant avec moi les vierges, mes compagnes,
‘ J’aille deux mois entiers sur le haut des montagnes,
‘ Pour la dernière fois, errante en liberté,
‘ Pleurer sur ma jeunesse et ma virginité !

‘ Car je n’aurai jamais, de mes mains orgueilleuses,
‘ Purifié mon fils sous les eaux merveilleuses ;
‘ Vous n’aurez pas béni sa venue, et mes pleurs
‘ Et mes chants n’auront pas endormi ses douleurs ;

‘ Et le jour de ma mort, nulle vierge jalouse
‘ Ne viendra demander de qui je fus l’épouse,
‘ Quel guerrier prend pour moi le cilice et le deuil :
‘ Et seul vous pleurerez autour de mon cercueil. ‘

Après ces mots, l’armée assise tout entière
Pleurait, et sur son front répandait la poussière.
Jephté sous un manteau tenait ses pleurs voilés ;
Mais, parmi les sanglots, on entendit : ‘ Allez. ‘

Elle inclina la tête et partit. Ses compagnes,
Comme nous la pleurons, pleuraient sur les montagnes.
Puis elle vint s’offrir au couteau paternel.
Voilà ce qu’ont chanté les filles d’Israël.

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Alfred de Vigny Apprenti Poète

Par Alfred de Vigny

Alfred Victor de Vigny, ou comte de Vigny, né le 27 mars 1797 à Loches et mort le 17 septembre 1863 à Paris 8ᵉ, est un écrivain, romancier, dramaturge et poète français. Figure influente du romantisme, il écrit parallèlement à une carrière militaire entamée en 1814 et publie ses premiers poèmes en 1822.

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