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Une hirondelle vole dans le ciel

vole vers son nid

son nid où il y a des petits

elle leur apporte une ombrelle

des vers de vase des pissenlits

un tas de choses pour amuser les enfants

dans la maison où il y a le nid

un jeune malade crève doucement dans son lit

dans son lit

sur le trottoir devant la porte

il y a un type qui est noir et qui débloque

derrière la porte un garçon embrasse une fille

un peu plus loin au bout de la rue

un pédéraste regarde un autre pédéraste

et lui fait un adieu de la main

l’un des deux pleure

l’autre fait semblant

il a une petite valise

il tourne le coin de la rue

et dès qu’il est seul il sourit

l’hirondelle repasse dans le ciel

et le pédéraste la voit

Tiens une hirondelle…

et il continue son chemin

dans son lit le jeune malade meurt

l’hirondelle passe devant la fenêtre

regarde à travers le carreau

Tiens un mort…

elle vole un étage plus haut

et voit à travers la vitre

un assassin la tête dans les mains

la victime est rangée dans un coin

repliée sur elle-même

Encore un mort dit l’hirondelle…

l’assassin la tête dans les mains

se demande comment il va sortir de là

il se lève et prend une cigarette

et se rassoit

l’hirondelle le voit

dans son bec elle tient une allumette

elle frappe au carreau avec son bec

l’assassin ouvre la fenêtre

prend l’allumette

Merci hirondelle…

et il allume sa cigarette

Il n’y a pas de quoi dit l’hirondelle

c’est la moindre des choses

et elle s’envole à tire-d’aile…

l’assassin referme la fenêtre

s’assied sur une chaise et fume

la victime se lève et dit

C’est embêtant d’être mort

on est tout froid

Fume ça te réchauffera

l’assassin lui donne la cigarette

et la victime dit
Je vous en prie

Cest la moindre des choses dit l’assassin

je vous dois bien ça

il prend son chapeau il le met sur la tête

et il s’en va

il marche dans la rue

soudain il s’arrête

il pense à une femme qu’il a beaucoup aimée

c’est à cause d’elle qu’il a tué

cette femme il ne l’aime plus

mais jamais il n’a osé le lui dire

il ne veut pas lui faire de la peine

de temps en temps il tue quelqu’un pour elle

ça lui fait tellement plaisir

à cette femme

lui il mourrait plutôt que de la faire souffrir

il s’en fout de souffrir l’assassin

mais quand c’est les autres qui souffrent

il devient fou

sonné

cinglé

hors de lui

il fait n’importe quoi n’importe où n’importe quand

et puis après il fout le camp

chacun son métier

y en a qui tuent

d’autres qui sont tués

il faut bien que tout le monde vive

Si t’appelles ça vivre

l’assassin a parlé tout haut

et le type qui l’interpelle

est assis sur le trottoir

c’est un chômeur

il reste là du matin au soir

assis sur le trottoir

il attend que ça change

Tu sais d’où je viens lui dit l’assassin

l’autre secoue la tête

Je viens de tuer quelqu’un

Il faut bien que tout le monde meure

répond le chômeur

et soudain à brûle-pourpoint
Avez-vous des nouvelles ?
Des nouvelles de quoi ?
Des nouvelles du monde

des nouvelles du monde… il paraît qu’il va changer la vie va devenir très belle tous les jours on pourra manger il y aura beaucoup de soleil tous les hommes seront grandeur naturelle et personne ne sera humilié mais voilà l’hirondelle qui revient l’assassin s’en va le chômeur reste là et il se tait il écoute les bruits il entend des pas et il les compte

pour passer le temps machinalement 12 345 etc… etc…

jusqu’à cent… plusieurs fois… c’est un homme qui fait les cent pas au rez-de-chaussée

dans une chambre remplie de paperasses il a une grosse tête de penseur des lunettes en écaille une grosse tête de roseau bien pensant il fait les cent pas et il cherche

il cherche quelque chose qui le fera devenir quelqu’un et quand on frappe à sa porte il dit
Je n’y suis pour personne il cherche

il cherche quelque chose qui le fera devenir quelqu’un le monde entier pourrait bien frapper à sa porte le monde entier pourrait bien se rouler sur le paillasson

et gémir

et pleurer

et supplier

demander à boire

à boire ou à manger

qu’il n’ouvrirait pas…

il cherche

il cherche la fameuse machine à peser les balances

lorsqu’il l’aura trouvée

la fameuse machine à peser les balances

il sera l’homme le plus célèbre de son pays

le roi des poids et mesures

des poids et mesures de la
France

et en lui-même il pousse de petits cris

vive papa

vive moi

vive la
France

soudain il se cogne l’orteil contre le pied du lit

c’est dur le pied d’un lit

plus dur que le pied d’un génie

et voilà le roseau pensant sur le tapis

berçant son pauvre pied endolori

dehors le chômeur hoche la tête

sa pauvre tête bercée par l’insomnie

près de lui un taxi s’arrête

des êtres humains descendent ils sont en deuil

en larmes et sur leur trente et un

l’un d’eux paie le chauffeur

le chauffeur s’en va

avec son taxi

un autre humain l’appelle donne une adresse et

monte le taxi repart 25 rue de
Châteaudun le chauffeur a l’adresse dans la mémoire il la garde juste le temps qu’il faut mais c’est tout de même un drôle de boulot…

et quand il a la fièvre

quand il est noir quand il est couché le soir

des milliers et des milliers d’adresses

arrivent à toute vitesse et se bagarrent dans sa

mémoire il a la tête comme un bottin comme un plan

alors il prend cette tête entre ses mains avec le même geste que l’assassin et il se plaint tout doucement 222 rue de
Vaugirard 33 rue de
Ménilmontant
Grand
Palais
Gare
Saint-Lazare rue des derniers des
Mohicans c’est fou ce que l’homme invente pour abîmer l’homme et comme tout ça se passe tranquillement l’homme croit vivre et pourtant il est déjà presque mort et depuis très longtemps il va et il vient dans un triste décor couleur de vie de famille couleur de jour de l’an avec le portrait de la grand-mère du grand-père et de l’oncle
Ferdinand celui qui puait tellement des oreilles et qui n’avait plus qu’une seule dent l’homme se balade dans un cimetière et promène en laisse son ennui il n’ose rien dire il n’ose rien faire il a hâte que ça soit fini aussi quand arrive la guerre il est fin prêt pour être crôni et celui qu’on assassine une fois sa terreur passée

il fait ouf et dit
Je vous remercie me voilà bien débarrassé

ainsi l’assassiné roule sur soi-même

et baignant dans son sang

il est très calme

et ça fait plaisir à voir

ce cadavre bien rangé dans un coin

dans ce coquet petit logement

il y a un silence de mort

On se croirait à l’église dit une mouche en entrant

c’est émouvant

et toutes les mouches réunies font entendre un pieux

bourdonnement puis elles s’approchent de la flaque de la grande flaque de sang mais la doyenne des mouches leur dit
Halte là mes enfants remercions le bon dieu des mouches de ce festin

improvisé et sans une fausse note toutes les mouches entonnent le

bénédicité l’hirondelle passe et fronce les sourcils elle a horreur de ces simagrées les mouches sont pieuses l’hirondelle est athée elle est vivante elle est belle elle vole vite

il y a un bon
Dieu pour les mouches un bon
Dieu pour les mites pour les hirondelles il n’y a pas de bon
Dieu elles n’en ont pas besoin… l’hirondelle continue son chemin et voit à travers les brise-bise d’une autre fenêtre autour du jeune mort toute la famille assise

elle est arrivée en taxi

en larmes en deuil et sur son trente et un

elle veille le mort

elle reste là

si la famille ne restait pas là

le mort s’enfuirait peut-être

ou bien peut-être qu’une autre famille viendrait

et le prendrait

quand on a un mort on y tient

et quand on n’en a pas on en voudrait bien un

Les gens sont tellement mesquins

n’est-ce pas oncle
Gratien

A qui le dites-vous

les gens sont jaloux

ils nous prendraient notre mort

notre mort à nous

ils pleureraient à notre place

c’est ça qui serait déplacé

et chacun dans l’armoire à glace

chacun se regarde pleurer…

un chômeur assis sur le trottoir

un taxi sur un boulevard

un mort

un autre mort

un assassin

un arrosoir

une hirondelle qui va et vient

dans le ciel couleur de ciel

un gros nuage éclate enfin

la grêle…

des grêlons gros comme le poing

tout le monde respire

Ouf

il ne faut pas se laisser abattre

il faut se soutenir

manger

les mouches lapent

les petits de l’hirondelle mangent le pissenlit

la famille la mortadelle

l’assassin une botte de radis

le chauffeur de taxi au rendez-vous des chauffeurs

rue de
Tolbiac

mange une escalope de cheval

tout le monde mange sauf les morts

tout le monde mange

les pédérastes… les hirondelles…

les girafes… les colonels…

tout le monde mange

sauf le chômeur

le chômeur qui ne mange pas parce qu’il n’a rien à

manger il est assis sur le trottoir il est très fatigué

depuis le temps qu’il attend que ça change il commence à en avoir assez soudain il se lève soudain il s’en va à la recherche des autres des autres des autres qui ne mangent pas parce qu’ils n’ont rien à

manger des autres tellement fatigués des autres assis sur les trottoirs et qui attendent

qui attendent que ça change et qui en ont assez et qui s’en vont à la recherche des autres tous les autres

tous les autres tellement fatigués fatigués d’attendre fatigués…

Regardez dit l’hirondelle à ses petits ils sont des milliers

et les petits passent la tète hors du nid

et regardent les hommes marcher

S’ils restent bien unis ensemble

ils mangeront

dit l’hirondelle

mais s’ils se séparent ils crèveront

Restez ensemble hommes pauvres

restez unis

crient les petits de l’hirondelle

restez ensemble hommes pauvres

restez unis

crient les petits

quelques hommes les entendent

saluent du poing

et sourient.

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Jacques Prévert Apprenti Poète

Par Jacques Prévert

Jacques Prévert, né le 4 février 1900 à Neuilly-sur-Seine et mort le 11 avril 1977 à Omonville-la-Petite, est un poète français. Auteur de recueils de poèmes, parmi lesquels Paroles, il devint un poète populaire grâce à son langage familier et à ses jeux sur les mots.

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