Ces fragments, ces vertiges

Un gardien de rosées.
Une girafe molle

comme une montre chez
Dali.
Un grand amour

ni figue ni raisin.
Un portefeuille ouvert

sur une étoile morte.
Un vin mêlé de sang.

Une aube qui revient quatre ou cinq fois par jour.

Un palais que le roi abandonne aux lépreux.

Un capitaine qui remorque un continent

jusqu’alors inconnu.
Un ruisseau qui répète :

«
Je ne veux pas aller jusqu’à cet océan

que je maudis. »
Deux ou trois professeurs d’histoire

et de précarité.
Un tribunal dissous :

on ne peut pas juger les crimes de la
Lune.

Des guitares parties en voyage de noces.

Un garçon de six ans qui deviendra
Mozart.

Un traité en chinois sur les dieux libertins.

Un chef d’Etat qui veut sombrer dans la luxure.

Dix mots, cent mots, et pas la moindre vérité !

Un film en noir et blanc pour célébrer l’époque

où les bambins avaient un air de psychopates.

Un prêtre qui s’écrie : «
Dieu a tort :
Dieu est laid ! »

Un art de rire où l’on refuse d’être soi.

Une lèvre qu’on touche, une taille qu’on prend,

un genou qu’on épuise : où est la joie du corps ?

Un baccalauréat pour les chevaux sauvages.

Un bal de charité pour jeunes délinquants.

Un scarabée dans le cerveau d’Albert
Einstein.

Un roi de
Prusse en tête à tête avec
Voltaire.

Un musée des soupirs.
Une œuvre d’art fanée

comme une feuille sous l’érable.
Un oiseleur

qui congédie vautours, faucons, aigles, pygargues.

Une licorne sur un banc, qui dit : «
Bonjour,

je suis sortie du mythe et me voici vivante. »

Une accoucheuse avec son nouveau-né tout bleu.

Un besoin de hurler contre le sort de l’homme.

Un
Labrunie qui veut qu’on l’appelle
Nerval.

Un passeport pour la misère et pour le deuil.

Un prince, un fils du peuple et un mineur de fond

dans le même séisme.
Une prostituée

qui déclare aux clients : <
Mon amour est gratuit

quand revient l’équinoxe. »
Un verbe maladroit :

on dirait un ivrogne.
Une chance au poker.

Une attaque au napalm.
Un printemps inutile.

Un commerçant qui déshérite un fils drogué.

Un travesti joyeux, passant d’un sexe à l’autre.

Un poème qui lutte avec sa propre chair.

Une pilule pour l’amour, une pilule

pour le mépris.
Un vieux théâtre où l’on ne monte

que des histoires de cow-boys.
Un érudit

féru d’Alphonse
II le
Chaste.
Un vent trop chaud

pour le mois de septembre.
Un bourreau qui s’endort :

hélas ! la peine capitale est abolie.

Un hospice où mourront les peintres d’avant-garde.

Un dieu dément qu’on ne peut pas recommander.

Un
Sigmund
Freud interrogeant une cigogne.

Un parti politique où tout n’est que tangage.

Un
Bonaparte sédentaire.
Un
Franz
Kafka

interdisant qu’on le publie après sa mort.

Un parc où l’on se déshabille.
Un homme heureux

de se confondre avec un autre.
Un
Churchill maigre.

Un
Clemenceau sans la moustache.
Un mimosa

que dévore un essaim de colibris.
Un cœur

plus gros qu’un archipel.
Un regard insistant

au soleil de minuit, comme une éternité.

Un
Christophe
Colomb retiré dans son œuf.

— Ô toi, ces repentirs, ces fragments, ces vertiges,

ces façons de masquer les troubles du réel,

voudras-tu, s’il te plaît, les transformer en œuvre,

grave seigneur du verbe et de l’incertitude ?

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Alain Bosquet Apprenti Poète

Par Alain Bosquet

Anatole Bisk, dit Alain Bosquet, né à Odessa (Ukraine) le 28 mars 1919 et mort à Paris le 17 mars 1998, est un poète et écrivain français d'origine russe.

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