Au manoir de Keranglaz

Elle est couchée en son lit clos ;
Elle dort, elle dort, Tryphine !
Aussi blonds que la paille fine,
Ses cheveux coulent à longs flots
Sur la nacre de sa poitrine.

Et la cuisine vaste est pleine de sanglots !…

***

On a pour la veillée invité les fileuses ;
Par les sentiers prochains on les entend venir.
La vieille Anna Congard est parmi les « veilleuses ».

Lévénez à la mort ne cesse de hennir.

Leur linge sur l’épaule, entrent les lavandières.
Ces prêtresses des eaux, des sources nourricières,
Sur le front de la morte étendant leurs battoirs,
L’aspergent en chantant du pleur des étangs noirs.

Et sont près du foyer les vieilles « pèlerines ».
Keranglaz, de tout temps, leur fut hospitalier.
Leurs écuelles, toujours, à côté des terrines,
Eurent place dans l’âtre ainsi qu’au vaisselier.

Comme elles cheminaient ce soir par la contrée,
Ayant flairé la mort en passant près du seuil,
Toutes de Keranglaz ont envahi l’entrée,
Leur coiffe rabattue en signe de grand deuil.

A la coutume antique obstinément fidèles,
Elles ont prosterné sur l’âtre leur vieux corps,
Puis, d’un ton primitif et sauvage, une d’elles
En l’honneur de la morte a dit le chant des morts.

‘ Ne pleure pas, ô toi qu’on pleure ;
‘ La vie est si douce où tu vas ;
‘ Elle est si mauvaise icibas,
‘ Que la plus courte est la meilleure !…
‘ Toi qu’on pleure, ne pleure pas !

‘ Morte en tes jeunes destinées,
‘ Tu n’auras pas vu les autans
‘ Faire bruire tes années
‘ Ainsi que des feuilles fanées
‘ Dans les sentiers de ton printemps !

‘ Fille, tu n’as pas été femme !
‘ Ton coeur est pur comme le feu.
‘ Tu n’as qu’à voler jusqu’à Dieu
‘ Sur l’aile blanche de ton âme.
‘ Péchés d’enfant pèsent si peu !

***

Tryphine a dans ses doigts un chapelet d’ébène,
Sous l’ombre de ses cils qui semble s’allonger,
Son regard clos à peine
Le long des rideaux blancs suit le songe léger
Que, vivants, ses yeux clairs se plurent à songer.

Et le vieux Keranglaz, n’ayant plus d’héritière,
Sentant crouler sur lui sa maison tout entière,
Serre sa tête dure entre ses poings velus
Et pleure sur les siens qui ne verdiront plus.

***

La vieille Anna Congard, parmi les vieilles femmes,
S’est mise à chevroter la ‘ prière des âmes ‘;
Et les répons plaintifs fredonnés vaguement
Font à la douce morte un plaintif bercement.
Et, dans le ciel, des voix s’éveillent par centaines ;
Et l’on entend frémir des musiques lointaines ;

Et tout l’espace vibre, et c’est signe, diton,
Qu’on ouvre à deux battants le paradis breton…
Le firmament en fleur est comme un pommier rose,
Et l’aube s’est levée, et la veillée est close…

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Anatole Le Braz Apprenti Poète

Par Anatole Le Braz

Anatole Le Braz, né Anatole Jean François Marie Lebras, le 2 avril 1859 à Duault (Côtes-d'Armor) et mort le 20 mars 1926 à Menton, est un professeur de lettres, un écrivain et un folkloriste français de langue bretonne, mais n'ayant publié qu'en français, alors qu'il maîtrisait le breton dans lequel il a écrit des poésies restées presque entièrement inédites. Sa thèse de doctorat de lettres est consacrée au théâtre en breton médiéval et renaissant. Il prend une part très importante dans le mouvement régionaliste en Bretagne à la fin du xixe siècle et au début du siècle suivant. Il est nommé chevalier de la Légion d'honneur en 1897. Il participe comme conférencier au cours de nombreuses tournées au lancement de l'Alliance française aux États-Unis.

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