Bakkhos

Théodore de Banville
par Théodore de Banville
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Prologue récité à l’Opéra par C. Coquelin dans la représentation consacrée a l’histoire du théatre le 27 janvier 1886

Hommes, je suis Bakkhos aux lèvres purpurines,

Qui reçoit le soleil embrasé sur son flanc,

Et qui meurt et renaît dans vos fortes poitrines,

Et le sang généreux de la vigne est mon sang.
Je suis l’enchantement des soirs et des journées.

Je suis le Vin, qui met dans vos coeurs un éclair,

Et, prodige inouï, c’est de moi que sont nées

La fière Tragédie et sa soeur à l’oeil clair,
La Comédie, aimable et folle entre vos gloires,

Dont la sagesse humaine est le riant trésor,

Et qui sur son beau front tresse des grappes noires

Et frappe l’air du bruit de ses cymbales d’or.
C’est le soir, dans un bourg glorieux de l’Attique,

Où le soleil couchant s’empourpre de rougeurs

Et, poussant vers les cieux un grand cri frénétique,

Sur leurs lourds chariots montent les vendangeurs.
Et près d’eux, esquissant leurs danses orageuses,

Pour répandre la joie en passant dans les bourgs,

Les yeux rouges, le front taché, les vendangeuses

Avec des gestes fous tapent sur leurs tambours.
Des porteurs de paniers marchent en longues lignes,

Flamboyants et vermeils dans les roses du soir,

Et tout fumant, le sang mystérieux des vignes

Sur un long rhythme clair s’écoule du pressoir.
L’âne pensif et doux, tout orné de guirlandes,

De la fête en délire est l’hôte essentiel;

Ses oreilles sans fin se lèvent toutes grandes,

Comme pour déchirer le voile bleu du ciel.
Sur son dos ingénu ballotte une outre pleine,

A moins que ce ne soit, turbulent et divin,

Le beau ventre gonflé de mon père Silène,

Glorieux et ravi d’avoir bu trop de vin.
D’un char à l’autre, on parle, on s’injurie, on joue.

– Holà! Doris, tu bois à flots inépuisés!

– Hé! Céléno, qui t’a si bien rougi la joue?

Sont-ce les noirs raisins, bacchante, ou les baisers?
Puis, sur un autre char, selon l’antique mode,

On chante ma louange, ou celle d’un héros,

Ou quelque dieu célèbre, et la strophe de l’Ode

Voltige en palpitant sur les lourds tombereaux.
Puis, comme dans la mer, dont les chevaux hennissent

Quand la vague tressaille avec un bruit vainqueur,

A la voix du chanteur les autres voix s’unissent,

Pareilles aux rumeurs des flots, — et c’est le Choeur!
Et c’est la Tragédie et c’est la Comédie,

Avec les longs sanglots et les rires vengeurs,

Qui ravissent les cieux de leur chanson hardie,

Et qui naissent ainsi parmi les vendangeurs.
O mes filles, gardez vos fronts tachés de lie,

Sous la pourpre héroïque et sous le péplos blanc!

O Melpomène, et toi, vendangeuse Thalie,

Buvez toujours le flot généreux de mon sang.
O chanteuses, gardez toujours l’antique ivresse,

Et n’oubliez jamais votre berceau natal.

Toi, la dominatrice, et toi, la charmeresse,

Soûlez-vous de ce vin qu’on nomme l’Idéal!
Et, vos fronts couronnés de fleurs que rien ne fane,

Laissant la platitude au menteur exécré,

Muse d’Eschyle, et toi, muse d’Aristophane,

Souvenez-vous de mordre à mon raisin sacré.
Toi, redis-nous les Rois et leur destin funeste,

La pâle Phèdre en proie à ses tristes aveux,

Argos et le festin horrible de Thyeste

Et les malheurs venus d’Hélène aux beaux cheveux.
6  Fais revivre pour nous la grande Histoire amère,

Dis-nous Hector, pareil au fougueux aquilon,

Oreste en pleurs, fuyant les Chiennes de sa mère,

Et Cassandre criant: Apollon! Apollon!
Et toi, ma préférée, ô folle Comédie,

Montre ton rire en fleur, pareil au lys éclos!

Que ton regard s’allume, ainsi qu’un incendie:

Fais tintinnabuler tes grappes de grelots!
Que le doux vent d’été baise ta gorge nue!

La lèvre humide encor du nectar que tu bois,

Montre l’Humanité, cette race ingénue,

Pareille, en sa démence, aux animaux des bois!
Montre ces insensés, et l’homme, et l’homme, et l’homme,

Penché vers l’ombre, au lieu de regarder le jour,

Que devant lui, pareils à des bêtes de somme,

Chasse, à grands coups de fouet, l’inévitable Amour!
Ris avec Plaute, avec l’ingénieux Térence!

Mais en donnant la vie à leurs acteurs bouffons,

Enivre-toi déjà, Muse, de l’espérance

Qui tombe jusqu’à toi du haut des cieux profonds.
Car pour mêler sa flamme avec la fange humaine,

Pour livrer l’Imposteur à l’éternel tourment,

Et montrer le roi Zeus rêvant aux pieds d’Alcmène,

Un homme un jour viendra, qui sera ton amant.
Oui, celui-là sur qui tout mon espoir se fonde,

C’est le penseur sublime et le grand ouvrier,

C’est le Contemplateur à la tête féconde,

Qui sera, comme un roi, couronné de laurier.
Tu baiseras son front de ta bouche ravie,

Et tu le serviras avec fidélité.

Mais lorsque ce génie aura quitté la vie

Pour grandir, triomphant, dans l’immortalité,
Reste après lui, pensive, auguste et familière,

Et comme aux premiers jours de ton matin vermeil,

O fille de Bakkhos, amante de Molière,

Nymphe, bois notre vin de pourpre et de soleil.
Garde pieusement la joie et le délire

Que ce poëte a mis dans ton oeil radieux,

Et souviens-toi toujours, déesse, que le rire

Est le plus beau présent qui nous vienne des Dieux!
Mardi, 26 janvier 1886.

Théodore de Banville

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