Populus

C’était dans une rue affreuse, dont les murs,

Éventrés et pourris comme des fruits trop mûrs,

Sont envahis par l’eau dormante qui les mine,

Et s’affaissent, mangés de lèpre et de vermine.

5    Là, le soleil sinistre, épouvanté, hagard,

Éclaire tristement de son vague regard

Des pavés, des tessons et des écailles d’huîtres

Et des torchons pendus aux fenêtres sans vitres.

Là je vis, s’acharnant sur quelque vermisseau,

Dans la fange et la boue infecte du ruisseau,

Une poule caduque, impotente et sans plumes,

Sèche comme le fer qu’on bat sur les enclumes.

De plus, un de ses yeux avait été crevé.

Elle sautait à bonds tremblants sur le pavé,

Avec les gestes secs et fous des automates

Et titubait, ayant la goutte à ses deux pattes.

Près d’elle, en ce désastre effroyable et complet,

Un homme de ses yeux tristes la contemplait.

C’était un malheureux. C’était le pauvre diable,

Celui dont la misère est irrémédiable

Et qui, la nuit, chemine avec les loups-garous.

Son habit n’était rien que loques et que trous;

Dans sa chemise ouverte on voyait ses mamelles,

Et ses souliers percés n’avaient plus de semelles.

Il était aussi vieux que la poule, réduit

A rien, maigre, pensif, ne faisant pas de bruit.

Sur son front dénudé par tant de jours arides

Se croisaient des réseaux de veines et de rides,

Et fauve, décharné comme elle, horrible à voir,

Il regardait la poule en mangeant son pain noir.

Or, je lui dis: Quelle est cette étrange merveille?

Comment a pu survivre une poule si vieille?

Vient-elle de Ninive ou de Jérusalem?

Bon homme, ayant duré plus que Mathusalem,

Grise, poudrée encor des antiques poussières

Et peut-être échappée au sabbat des sorcières,

Pourquoi, fermant son oeil unique au jour vermeil,

Ne s’endort-elle pas de l’éternel sommeil?

Morne, si fatiguée enfin qu’elle en est ivre,

Quelle est cette fureur de durer et de vivre?

Se traîne-t-elle donc vers le siècle futur?

Mais le déguenillé qui mangeait son pain dur,

L’homme dont un frisson glaçait chaque vertèbre,

Le vieux qui regardait la volaille funèbre,

Et semblait la couver des yeux comme un festin,

Me dit: Elle n’a pas accompli son destin.

Car pour elle et pour moi, l’Histoire se déroule

Inexorablement, et c’est la même poule

Que le roi Henri Quatre, en levant son impôt,

M’avait jadis promis de mettre dans mon pot.
Dimanche, 11 avril 1886.

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Théodore de Banville Apprenti Poète

Par Théodore de Banville

Etienne Jean Baptiste Claude Théodore Faullain de Banville, né le 14 mars 1823 à Moulins (Allier) et mort le 13 mars 1891 à Paris, est un poète, dramaturge et critique français. Célèbre pour les « Odes funambulesques » et « les Exilés », il est surnommé « le poète du bonheur ».

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Sur un marbre brisé

Je ne suis pas sûr