La vache de la forêt

Jules Supervielle
par Jules Supervielle
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Elle est tendue en arrière
Et le regard même arqué,
Elle souffle sur le fleuve
Comme pour le supprimer.
Ces planches jointes qui flottent
Est-ce fait pour une vache
Colorée par l’herbe haute,
Aimant à mêler son ombre
A l’ombre de la forêt?
Sur la boue vive elle glisse
Et tombe pattes en l’air.

Alors vite on les attache

Et l’on en fait un bouquet,

On en fait un bouquet âpre

D’une lanière noué,

Tandis qu’on tire sa queue,

Refuge de volonté;

Puis on traîne dans la barque

Ce sac essoufflé à cornes,

Aux yeux noirs coupés de blanche

Angoisse par le milieu.

Çà et là dans le canot
La vache quittait la terre;
Dans le petit jour glissant,
Les pagayeurs pagayèrent.

Aux flancs noirs du paquebot
Qui sécrète du destin,
Le canot enfin s’amarre.
A une haute poulie
On attache par les pattes
La vache qu’on n’oublie pas,
Harcelée par cent regards
Qui la piquent comme taons.

Puis l’on hisse par degrés
L’animal presque à l’envers,
Le ventre plein d’infortune,
La corne prise un instant
Entre barque et paquebot
Craquant comme une noix sèche.

Sur le pont voici la vache
Suspectée par un bœuf noir
Immobile dans un coin
Qu’il clôture de sa bouse.

Près de lui elle s’affale
Une corne sur l’oreille
Et voudrait se redresser,
Mais son arrière-train glisse
De soi-même abandonné,
Et n’ayant à ruminer
Que le pont tondu à ras
Elle attend le lendemain.

Tout le jour le bœuf lécha
Un sac troué de farine;
La vache le voyait bien.

Vint enfin le lendemain
Avec son pis plein de peines.
Près du bœuf qui regardait,
Luisaient au soleil nouveau,
Entre des morceaux de jour,
Seuls deux grands quartiers de
Côtes vues par le dedans.
La tête écorcbée mauvaise,
De dix rouges différents,
Près d’un cœur de boucherie,
Et, formant un petit tas,
Le cuir loin de tout le reste,
Douloureux d’indépendance,
Fumant à maigres bouffées.

Jules Supervielle

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