Le Départ

Ah ! La patrie est belle & l’on perd à changer.

THEOPHILE GAUTIER
On s’aimait. Dans un autre on avait mis sa vie :

Aux douceurs d’être ensemble on bornait son envie ;

On se sentait heureux rien qu’à se regarder.

On n’avait pas besoin de se le demander :

On savait qu’on pouvait s’appuyer l’un sur l’autre,

Et qu’ayant tout commun, on devait dire nôtre

Quand on pensait en rêve au futur coin du feu.

Et voilà qu’on se quitte et qu’on se dit adieu ;

Que l’un part en pleurant, que l’autre seule reste,

Et que cet avenir qu’on croyait si modeste,
Avec tous les projets les plus ambitieux,

Fuit et s’évanouit comme l’aurore aux cieux.

Le bruit des pas se perd, la porte se referme…

Tout est fini. L’attente et l’absence sans terme

Remplacent maintenant l’intimité. Les ans

Vont peut-être passer douloureux et pesants

Avant qu’on se retrouve et qu’on se réunisse.

Puis, comme un jour suffit pour que la fleur jaunisse,

O vain retour ! peut-être alors on ne sera

Plus du tout ce que l’on était. On jugera

Au lieu d’aimer ; le cœur, roidi par l’habitude

De l’effort, du silence et de la solitude,

N’aura plus ses naïfs et tendres mouvements.

Peut-être on sera vieux près des chenets fumants,

Et on blessera par la raison bien triste

Que depuis trop longtemps l’un sans l’autre on existe.

Ou peut-être un malheur qu’on ne prévoyait pas,

Entre ceux qui naguère allaient du même pas,

Interviendra : l’oubli sous sa nuit redoublée,

Creusant au souvenir une tombe isolée,

Éteindra dans les cœurs tout espoir, tout désir.

Bientôt on ne pourra plus seulement saisir,

Dans cette ombre indistincte où se perd la mémoire,

Les traits ensevelis d’une si vieille histoire.
Rien n’existera plus de tout ce qu’on aimait ;

Et si le sort, comblant vos premiers vœux, vous met

L’un en face de l’autre, on se regarde à peine

Et le dernier anneau de cette longue chaîne

Est rompu par ce mot que chacun dit : Trop tard !
Frère, je n’ai jamais pu voir aucun départ

Sans qu’émue aussitôt par ces sombres pensées,

Je sentisse en mon cœur ces craintes amassées,

Et sans que j’aperçusse au lointain se former

L’orage que le plus doux ciel peut renfermer ;

Car tout départ pour moi retrace une autre perte,

Et la Mort peut entrer par cette porte ouverte.
N’importe ! poursuivons et marchons toujours droit

Dans la route épineuse ou le sentier étroit ;

Plus le devoir est grand, plus il est difficile.

Le destin nous sépare : il me garde et t’exile,

N’importe, soyons fiers et plus forts que ses coups.

Si nous tombons jamais, ne tombons qu’à genoux

Et pour nous relever avec plus d’héroïsme.

Que le doux Évangile et l’âpre stoïcisme,

Comme deux guides sûrs qui nous ont pris au seuil,

Nous soutiennent, tremblants, jusqu’à notre cercueil.

L’un portant le fer rouge et l’autre l’huile pure,

Qu’ils viennent tour à tour panser notre blessure,

Qu’ils nous parlent de foi, de paix et de pardon,

Et Dieu fasse de nous ce qu’il jugera bon !
Janvier 1869.

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Louisa Siefert Apprenti Poète

Par Louisa Siefert

Louisa Siefert, née à Lyon le 1er avril 1845 et morte à Pau le 21 octobre 1877, est une poétesse française.
Louisa Siefert (1845 - 1877) était une poétesse française qui a laissé une poésie empreinte de douleur mais soutenue d’un vif spiritualisme protestant. Son premier recueil de poèmes, Rayons perdus, paru en 1868, connaît un grand succès. En 1870, Rimbaud s'en procure la quatrième édition et en parle ainsi dans une lettre à Georges Izambard : « J'ai là une pièce très émue et fort belle, Marguerite […]. C'est aussi beau que les plaintes d'Antigone dans Sophocle.»

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