Les Caprices

À LA MANIÈRE DE CLÉMENT MAROT
I
CONGÉ
Çà, qu’on me laisse, Amour, petit maraud.

Va ! donne-moi la paix ; je veux écrire,

À la façon de mon aïeul Marot,

Qui dans son temps n’eut jamais de quoi frire,

Quelques Dizains, car il est temps de rire.

Donc, loin de moi le vulgaire odieux !

Et d’un vaillant effort, s’il plaît aux Dieux,

J’en veux polir, dans mes rimes hardies,

Autant qu’Homère, esprit mélodieux,

En son poëme a fait de rhapsodies.
II
LE VALLON
Dans ce Vallon ne cherchez pas des fleurs,

Ou bien un vol d’insectes vers la nue

Ou le babil des oiseaux querelleurs.

Non, frémissant d’une horreur inconnue

Jusqu’en ses os, la Terre est toute nue.

Rien. C’est le deuil, le silence, la mort,

Et sur le sol, par un constant effort,

Les ouragans ont jeté leur ravage ;

Mais sous le vent avide qui le mord,

Ici grandit un lys pur et sauvage.
III
FÊTE GALANTE
Voilà Silvandre et Lycas et Myrtil,

C’est aujourd’hui fête chez Cydalise.

Enchantant l’air de son parfum subtil,

Au clair de lune où tout s’idéalise

Avec la rose Aminthe rivalise.

Philis, Églé, que suivent leurs amants,

Cherchent l’ombrage et les abris charmants ;

Dans le soleil qui s’irrite et qui joue,

Luttant d’orgueil avec les diamants,

Sur leur chemin le Paon blanc fait la roue.
IV
L’ÉTANG
Dans la clairière ouverte, un vent d’orage

Passait ; le tremble au doux feuillage blanc

De sa morsure avait subi l’outrage ;

Dans le miroir sinistre de l’étang

Se reflétait une lueur de sang ;

Le sombre ciel d’airain qui brûle et pèse

Couvrait de nuit le chêne et le mélèze ;

L’embrasement et la pourpre des soirs

Parmi cette ombre allumaient leur fournaise,

Et j’entendis chanter les Cygnes noirs.
V
LES BERGERS
Amaryllis rit au pâtre Daphnis,

Tout en courant pour rassembler ses chèvres ;

Voici le vieux Damon avec son fils,

Néère ayant une pomme à ses lèvres,

Et l’air est plein de murmure et de fièvres.

Le zéphyr passe, heureux d’éparpiller

Les noirs cheveux ; lasse de sommeiller,

Phyllis accourt vers le chant qui l’attire

Et sous le hêtre on entend gazouiller,

Comme un oiseau, la flûte de Tityre.
VI
PIERROT
Le bon Pierrot, que la foule contemple,

Ayant fini les noces d’Arlequin,

Suit en songeant le boulevard du Temple.

Une fillette au souple casaquin

En vain l’agace avec son œil coquin ;

Et cependant mystérieuse et lisse

Faisant de lui sa plus chère délice,

La blanche Lune aux cornes de taureau

Jette un regard de son œil en coulisse

À son ami Jean Gaspard Deburau.
VII
SÉRÉNADE
Las ! Colombine a fermé le volet,

Et vainement le chasseur tend ses toiles,

Car la fillette au doux esprit follet,

De ses rideaux laissant tomber les voiles,

S’est dérobée, ainsi que les étoiles.

Bien qu’elle cache à l’amant indigent

Son casaquin pareil au ciel changeant,

C’est pour charmer cette beauté barbare

Que remuant comme du vif-argent,

Arlequin chante et gratte sa guitare.
VIII
LA COMÉDIE
Yeux noirs, yeux bleus, cheveux bruns, cheveux d’or,

Beaux chérubins joufflus comme des pommes,

Bouches de rose, amour, espoir, trésor,

Troupeau charmé, fillettes, petits hommes,

Anges et fleurs qu’en souriant tu nommes,

Orgueil humain justement ébloui,

Tous ces bandits à l’œil épanoui,

Sur leurs fronts purs ayant l’aube éternelle,

Battent des mains au vieux drame inouï

Du Commissaire et de Polichinelle.
IX
BAL MASQUÉ
Blancs, jaunes, bleus, roses, comme la foudre,

Les Débardeurs, farouches escadrons

De leurs cheveux faisant voler la poudre,

Passent, nombreux comme des moucherons,

Sous l’ouragan des cors et des clairons.

L’affreux galop furieux se prolonge,

D’un élan fou dans la clarté se plonge,

Chœur effréné qui jamais ne se rompt,

Et, dans un coin pensif, Gavarni songe

Que tout ce peuple est sorti de son front.
X
PARADE
La Saltimbanque aux yeux pleins de douceur

Frappe et meurtrit les cymbales sonores.

Son front, semé de taches de rousseur,

Est plus brûlé que les rivages mores

Et rouge encor du baiser des aurores.

Charmante, elle a des bijoux de laiton ;

Pour égayer son maillot de coton,

Elle a brodé sur sa jupe une guivre ;

Ses cheveux, noirs comme le Phlégéton,

Sont enfermés dans un cercle de cuivre.
XI
ENFIN MALHERBE VINT…
C’était l’orgie au Parnasse, la Muse

Qui par raison se plaît à courir vers

Tout ce qui brille et tout ce qui l’amuse,

Éparpillait les rubis dans ses vers.

Elle mettait son laurier de travers.

Les bons rhythmeurs, pris d’une frénésie,

Comme des Dieux gaspillaient l’ambroisie ;

Tant qu’à la fin, pour mettre le holà

Malherbe vint, et que la Poésie,

En le voyant arriver, s’en alla.
XII
HEINE
Comme Phœbos, après l’avoir branché,

Heine toujours portait la peau sanglante

D’un Marsyas qu’il avait écorché.

Pour un amant de la rime galante

Cette manière est un peu violente.

Ô noirs pavots ! horrible floraison !

Mais le Satyre à la comparaison

Ne peut gagner, s’il entreprend la lutte,

Et les porteurs de lyre ont eu raison

En écorchant le vain joueur de flûte.
XIII
LES PARIAS
Oh ! je voudrais sur leur front innocent

Baiser tous ceux qu’on raille et qu’on opprime !

Dieux ! apporter le malheur en naissant !

Toi qui sais tout, mystérieuse Rime,

Dis-moi pourquoi la tendresse est un crime.

La Terre noire à l’homme triste et vain

Prodigue tout, les blés d’or, le doux vin ;

Mais qu’elle fut une amère nourrice,

L’inépuisable aïeule au flanc divin,

Pour l’Âne triste et pour le doux Jocrisse !
XIV
TRUMEAU
Dans un panneau de la chambre à coucher,

Je me rappelle encore une Diane

Au sein charmant, caprice de Boucher.

Un flot d’Amours chasseurs en caravane

Sourit aux lys de sa chair diaphane ;

À son front pur étincelle un croissant,

Et, sur le bord d’un ruisseau caressant,

On voit briller, nonchalamment jetée,

Sous un rayon de lune éblouissant,

La cuisse blanche et de rose fouettée.
XV
LES ROSES
Lorsque le ciel de saphir est en feu,

Lorsque l’Été de son haleine touche

La folle Nymphe amoureuse, et par jeu

Met un charbon rougissant sur sa bouche ;

Quand sa chaleur dédaigneuse et farouche

Fait tressaillir le myrte et le cyprès,

On sent brûler sous ses magiques traits

Des fronts blêmis et des lèvres décloses

Et le riant feuillage des forêts,

Et vous aussi, cœurs enflammés des Roses !
XVI
IMPÉRIA
Aux longs baisers offrant sa joue imberbe,

Sous les lambris du palais Doria,

Un tout jeune homme en fleur, pâle et superbe,

Est aux genoux charmants d’Impéria,

Tenant ses mains qu’Amour coloria.

Dans les langueurs d’une molle paresse,

Il sait ravir la grande enchanteresse ;

La profondeur vague de l’Océan

En sa prunelle où rit une caresse

Joue, orgueilleuse et folle, et c’est don Juan.
XVII
LE LILAS
Ô floraison divine du Lilas,

Je te bénis, pour si peu que tu dures !

Nos pauvres cœurs de souffrir étaient las :

Enfin l’oubli guérit nos peines dures.

Enivrez-nous, fleurs, horizons, verdures !

Le clair réveil du matin gracieux

Charme l’azur irradié des cieux ;

Mai fleurissant cache les blanches tombes,

Tout éclairé de feux délicieux,

Et l’air frémit, blanc des vols de colombes.
XVIII
HAMLET
Oh ! tu pouvais porter la noble armure

Et, blond héros, faucher au grand soleil

Tes ennemis, comme une moisson mûre,

Et resplendir, aux Dieux même pareil,

Dans la poussière et dans le sang vermeil.

Et cependant, enfant sevré de gloire,

Tu sens courir dans la nuit dérisoire,

Sur ton front pâle, aussi blanc que du lait,

Ce vent qui fait voler ta plume noire

Et te caresse, Hamlet, ô jeune Hamlet !
XIX
LA FORÊT
Enfuyons-nous, mes amis ! se peut-il

Qu’à ces bourgeois le destin nous condamne ?

Allons revoir, dans le rêve subtil

Où son amant se fait gratter le crâne,

Titania baisant la tête d’âne.

Partons, avec nos appâts d’oiseleurs !

Cherchons les doux sommeils ensorceleurs ;

Allons au bois riant où Puck s’attarde,

Voir Fleur des Pois et sur son lit de fleurs

Bottom, avec monsieur Grain de Moutarde.
XX
CHÉRUBIN
Ô Chérubin ! jeunesse, extase, amour,

Toi qu’en jouant Rosine déshabille,

Tu t’éveillais et tu riais au jour,

Et tu suivais, bel ange aux airs de fille,

Affriolé par sa noire mantille,

Fanchette ou bien madame Figaro.

Tu t’enivrais de l’odeur du sureau,

Puis tu posais ton front blanc sur les marbres,

Et tu venais comme un petit chevreau,

Mordre les fleurs et l’écorce des arbres !
XXI
AVEU
Tes folles dents sont cruelles, dit-on,

Mais je te crois mieux qu’un docteur en chaire.

Égorge-moi d’ailleurs, je suis mouton,

Je suis gibier ; chasseresse ou bouchère

Comme on voudra, ta guenille m’est chère.

À manier les ciseaux, Dalila,

Tu fus experte, et le sang ruissela

Pour tes beaux yeux sous les murs de Pergame,

Je le sais bien ; mais quand tu n’es pas là,

Comme on s’ennuie, ô femme ! femme ! femme !
XXII
PALINODIE
Oui, j’ai menti comme tous mes collègues !

Pour faire voir ma bravoure à crédit,

Je t’ai crié : Va ! fuis ! tire tes grègues !

Je t’ai chassé, pauvre petit bandit :

Mais bah ! mettons que je n’avais rien dit.

Prends, si tu veux, la poudre d’escampette,

Lève le camp sans tambour ni trompette,

Je saurai bien te suivre, si tu fuis :

Car, en effet, comme dit le Poète,

Méchant Amour, de ta suite, j’en suis !
XXIII
LE DIVAN
Dans le boudoir où pareils à des strophes

Sont mariés les superbes accords

Des lourds tapis et des sombres étoffes,

L’obscurité de ces profonds décors

Brille et s’allume au flamboiement des ors.

Jeanne est couchée au milieu des fleurs rares ;

Et cependant que ses joyaux barbares

Dans cette nuit jettent des feux sanglants,

Sur les coussins ornés de fleurs bizarres

Un doux rayon fait briller ses pieds blancs.
XXIV
SAGESSE
Sur ce divan couvert d’amples fourrures,

Comme un guerrier vainqueur des Sarrasins

Je me repose, en fermant les serrures,

Puisque j’ai fait mes vingt-quatre dizains.

Muse au beau front couronné de raisins,

Ô Thalia, narguons les élégies !

Oui, je veux fuir, (ce sont là mes orgies,)

Tous les bourgeois, pendant un jour entier ;

J’allumerai des feux et des bougies,

Et je lirai les strophes de Gautier.

Juillet 1842.

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