Les Loups

Partout la neige. Au bout du sinistre chemin

Que troublait seul le bruit de ce pas surhumain,

C’était un bois sauvage éclairé par la lune.

Pas une seule place où la terre fût brune,

Et, pareil à ce voile effrayant qui descend

Au pied des morts, le blanc linceul éblouissant

Faisait tomber ses plis sur les chênes énormes,

Et le vent furieux, engouffré dans les ormes,

Entre-choquait avec un rire convulsif

Leurs rameaux. L’Exilé farouche, au front pensif,

Entra dans la forêt que l’âpre bise assiège ;

Son camail écarlate incendiait la neige

D’un long reflet sanglant, rose, aux lueurs d’éclair,

Comme si, revenu des cieux et de l’enfer,

Ce voyageur, portant l’infini dans son âme,

Au lieu d’ombre traînait à ses pieds une flamme.

De ce côté des bois, les chasseurs vont s’asseoir

Dans un grand carrefour où, du matin au soir,

Chantent pendant l’été de sonores fontaines.

Un sentier surplombé par des roches hautaines

Y conduit. L’Exilé soucieux le suivit

Jusqu’à cette clairière, et voici ce qu’il vit :

Un fier cheval de race à la noble encolure,

Dans son sang répandu souillant sa chevelure,

Expirait, dévoré tout vivant par des loups.

Ses meurtriers parmi la ronce et les cailloux

Le traînaient. Il n’était déjà plus que morsures.

Ses entrailles à flots sortaient de ses blessures

Et ses pieds éperdus trébuchaient dans la mort.

En vain, de temps en temps, par un horrible effort,

Il secouait par terre un peu des bêtes fauves ;

D’autres monstres, sortis des antres, leurs alcôves,

Se ruaient sur son cou, s’attachaient à ses flancs,

Dans sa chair déchirée enfonçaient leurs crocs blancs

Et se mêlaient à lui dans d’effroyables poses,

Et tout son corps teignait de sang leurs gueules roses.

Enfin, morne, donnant sa vie à ses bourreaux,

Il tomba, les genoux ployés, comme un héros

Qui défie, à l’instant suprême où tout s’efface,

Les spectres de la mort, et les voit face à face.

Sa prunelle effarée et vague interrogea

La nuit ; puis le coursier vaincu, sentant déjà

Que dans ses doux regards entrait l’infini sombre

Et qu’il roulait au fond dans les gouffres de l’Ombre,

Se leva sur ses pieds avant de s’endormir

Pour toujours, et frappant la terre, et, pour gémir,

Dans sa voix qui n’est plus trouvant un cri suprême,

Sublime, épouvantant l’agonie elle-même

Et perçant une fois encor son voile obscur,

Leva vers les grands cieux et roula dans l’azur

Ses yeux, d’où s’enfuyait lentement l’espérance,

Et Dante s’écria, l’âme en pleurs : Ô Florence !
Novembre 1862.

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Théodore de Banville Apprenti Poète

Par Théodore de Banville

Etienne Jean Baptiste Claude Théodore Faullain de Banville, né le 14 mars 1823 à Moulins (Allier) et mort le 13 mars 1891 à Paris, est un poète, dramaturge et critique français. Célèbre pour les « Odes funambulesques » et « les Exilés », il est surnommé « le poète du bonheur ».

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